Doit-on vraiment se réjouir de la proposition de décret spécial portant création de l'organisme public chargé de la fonction de pouvoir organisateur de l'enseignement organisé par la Communauté française ?
En mai dernier, j’avais donné une interview à propos de l’idée, contenue dans la Pacte pour un enseignement d’Excellence, d’éloigner le réseau organisé par la Communauté française de sa tutelle ministérielle à Espace de liberté. La discussion, au Parlement, d’une proposition de décret spécial dans les prochains jours me conduit à présent à développer un peu plus les réflexions que j’avais évoquées dans cet article, disponible en ligne.
Cette proposition de décret, déposée donc par des parlementaires[1] (de
la majorité) et non par le gouvernement, le 13 novembre 2018, vise, comme le
précise l’exposé des motifs, « à mettre en œuvre une réforme de
l’enseignement organisé par la Communauté française [WBE pour
Wallonie-Bruxelles enseignement] et à séparer les rôles du pouvoir régulateur
et du pouvoir organisateurs en Fédération Wallonie-Bruxelles » et ainsi
placer à égale distance du pouvoir régulateur tous les pouvoirs organisateurs.
Les députés signataires de la proposition précisent :
« une nouvelle structuration du pouvoir organisateur de WBE apparaît
indispensable pour améliorer les performances de l’enseignement organisé par la
Communauté française. Cette nouvelle structuration passe notamment par l’octroi
d’une plus grande autonomie accordée aux acteurs de l’enseignement organisé par
la Communauté française, dont les chefs d’établissement ».
Le paragraphe suivant achève le raisonnement en indiquant la
diminution des « parts de marché » de WBE (c’est moi qui utilise ces
termes, car ils me semblent assez conformes à l’esprit du paragraphe). Sont
ensuite pointées les principales faiblesses de ce réseau, jusqu’ici sous la
tutelle directe du ministre en charge de l’enseignement. Parmi celles-ci, en
particulier, sont mentionnés, « le déficit d’image des écoles de WBE dans
un contexte de quasi marché scolaire », mais aussi « la vétusté des
infrastructures scolaires ».
Si, pour le premier problème, on peut toujours imaginer la
solution marketing miracle qui permettra à ce réseau de redorer son blason, par
une amélioration de son positionnement sur le marché (ce qui devrait rendre
plus concurrentiels les établissements WBE, mais aussi plus vive la tension sur
le marché), je vois assez difficilement le rapport entre les mesures proposées
et le second problème qui aurait sans doute pu être résolu si sa tutelle l'avait vraiment souhaité...
Le réseau WBE a en effet pour seules ressources… l’impécunieuse Communauté
française, contrairement aux autres réseaux qui bénéficient de ressources
propres, parfois historiques ou liées à l’engagement volontaire, comme dans le
réseau libre, parfois liées à la capacité de lever des impôts, comme dans
l’officiel subventionné (provinces et communes donc). Faut-il vraiment compter
sur l’article 41, §1 de la proposition de décret qui permet à WBE de
« recevoir des dons, legs, les dividendes et recettes, sous quelque forme
que ce soit, des personnes physiques ou des personnes morales, le produit de
l’aliénation de biens meubles et immeubles, ainsi que percevoir d’autres
recettes ou subventions » pour trouver des moyens? A moins que ce ne soit du §2 que ne vienne son
salut (« WBE peut contracter des emprunts pour financer des dépenses en
vue de l’acquisition, la location ou l’entretien de biens immobiliers »,
avec la garantie éventuelle… de la Communauté française) ?
Sérieusement, WBE pourra au mieux gérer avec plus d’autonomie son
patrimoine foncier délabré par défaut d’investissement depuis les années 1980…
où le mot d’ordre était la réduction des dépenses publiques. Ce réseau est particulièrement
fragilisé car il a bénéficié, durant les décennies précédant les cures
d’amaigrissement radicales de l’Etat, d’une expansion importante de ses
infrastructures, en raison de la massification, sous la forme de infrastructures
provisoires destinées à durer une vingtaine d’années, construites rapidement,
avec des matériaux aujourd’hui problématiques (dont l’amiante) et difficiles
à chauffer… ce qui conduit à rendre plus coûteux le démantèlement de ces infrastructures que le produit de la vente d’un terrain nu correspondant ne
pourrait fournir[2].
Puisque la Constitution insiste, depuis la réforme qui a conduit à la
communautarisation de l’enseignement en 1989, sur l’importance d’identifier les
différences objectives entre réseaux, il serait sans doute bon de réaliser une
estimation du patrimoine de chacun des réseaux et affectés à l’enseignement, par
élève. Naturellement, il faudrait pouvoir le faire au-delà des montages
ingénieux qui font que certaines écoles louent leur patrimoine immobilier en
donnant l’impression de ne rien posséder en propre…
A ces quelques éléments, on doit encore ajouter la situation toute
particulière de notre (quasi) marché scolaire : alors que la croissance
démographique impose la création de nouvelles places à certains endroits (la
création d’une nouvelle place coûte environ 15.000 euros), la concurrence entre
écoles conduit à dépeupler certains établissements alors que dans d’autres, il
faudrait pousser les murs ! Tant que le Pacte scolaire de 1958 était
respecté… l’Etat se contentait de garantir une partie des emprunts de
l’enseignement libre… aujourd’hui, par différents affaiblissements de ce texte essentiel, la Communauté française investit directement dans des
infrastructures privées et contribue à alimenter la concurrence.
Alors, faut-il se réjouir d’un décret spécial (car nécessitant une
majorité spéciale au Parlement) qui rendra un peu plus encore le réseau public
semblable au réseau (privé) subventionné, sans ses moyens propres ?
Faut-il se réjouir d’un mécanisme qui, de toutes les manières, placera le
réseau public sous la direction d’un conseil dont la composition, exclusivement
politique, en dehors peut-être de la présence d’un administrateur général, sera
identique à celle du Parlement de la Communauté française, élection directe en
moins ? Faut-il donc se réjouir de voir siéger dans ce conseil aussi bien
des supporters de l’enseignement public que des adversaires acharnés, proches
d’autres réseaux ? Ne devrait-on pas plutôt confier cette gestion à ceux
qui souhaitent un enseignement public fort et respectueux de ses missions, un
peu comme les réseaux libres n’accueillent que des personnes engagées à leur
côté ? Mais comment s’en assurer ? Finalement, puisque c’est de
l’intérêt général dont il est question, n’est-ce pas le Parlement et les
ministres qui constituent les meilleurs garants… plutôt que des délégués et une
administration publique soucieuse de sa responsabilité… plutôt qu’une structure
externe à celle-ci ? Enfin, ne doit-on pas s'inquiéter des exigences que le parti d'opposition dont les voix sont nécessaires pour faire l'appoint lors du vote ne manque(ra) pas d'avancer, à la fois par rapport à un réseau public qu'il trouve trop cher et trop inféodé au PS et par rapport au développement du Pacte pour un enseignement d'excellence? En liant celui-ci à la nécessité d'éloigner WBE de l'autorité publique... certains ont certainement joué un jeu risqué et bien inutile, lié à une idéologie de la contractualisation poussée à l'extrême. L'enseignement sous contrat, chez nos voisins français, n'a pas encore pu contraindre l'Ecole publique à une telle extrémité... et on doit certainement s'en réjouir. Chez nous, la confusion est volontairement entretenue entre public et privé, et ce n'est pas à l'avantage du public!
Pour ce qui me concerne, j’ai donc beau tourner et retourner le
texte de la proposition de décret, j’y trouve bien peu de motifs pour me
réjouir. Le fait que le réseau libre confessionnel considère que cette
éloignement de WBE de l’autorité publique constitue un préalable à la
mise en œuvre de l’ensemble du Pacte… achève de me rendre plus méfiant
encore ! Les aventures Publifin, Nethys etc. éveillent ma méfiance
vis-à-vis des artifices d’un New Public Management mal digéré et des
charmes bien peu discrets des McKinsey and co. auxquels notre réseau public
pourrait bien succomber définitivement.
[1] Proposition
de décret spécial portant création de l'organisme public chargé de la fonction
de pouvoir organisateur de l'enseignement organisé par la Communauté française - 704 (2018-2019) - N° 1 – déposé par mesdames
Véronique Salvi, Christiane Vienne, Mathilde Vandorpe, Latifa Gahouchi,
Isabelle Stommen et Véronique Jamoulle (membres du cdH et du PS).
[2] Le coût estimé du
remplacement des 300.000 m2 de préfabriqués de type RTG, datant des
années 1970 au sein de WBE s’élève,
selon l’état des lieux établi dans le cadre du Pacte pour un enseignement
d’excellence (2015, p. 208), à 615 millions (dont 90 millions rien que
pour le démantèlement). Cette somme doit être mise en rapport avec les un peu
moins de 47 millions octroyés pour le Fonds des bâtiments scolaires du réseau
WBE en 2015.
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